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Nouvelle donne
7 septembre 2008

Au Suivant

Tout le monde s'éclatait à la « queue leu-leu », comme le crachait les hauts parleurs. Bien sûr, il y avait bien quelques exceptions : grand-mère qui se fait chier dans le fond, le trentenaire d'une timidité maladive vissé sur sa chaise, la moche en mal d'amour mais qui espère quand même... enfin, tous les ingrédients d'une fête de mariage, avec ses beaufs, ses alcooliques notoires ou occasionnels, ces gamins qui courent partout entre les jambes de tout le monde.

Patrick, ce soir là, avait l'air d'un con... et il s'en doutait. Il avait sur sa tête un chapeau de paille mauve à larges bords effilés qui lui donnait des airs de Geneviève de Fontenay sur un char de la Gay Pride. Ridicule. Mais il était bourré et cela ne lui arrivait jamais, alors pourquoi ne pas profiter...

Il agrippait les épaules de Josiane : petite taille, boulotte, verres de lunettes « cul de bouteilles », tunique à fleurs d'un goût douteux, un vrai top-model. Derrière lui, Raymond : moustache, cheveux châtains avec la raie sur le côté, couperose et bedaine se balançant au rythme endiablé de la bande à Basile : que du bonheur.

Super, La danse des canards ! Une bonne occasion de se secouer le bas des reins en faisant coin-coin ! Patrick lâcha les épaules du jambon de Bayonne et le gros beauf derrière lui en fit de même.

Il claqua alors des aisselles en imitant la volaille et se secoua le bas des reins...

Mais toute cette agitation lui rappelait qu'il était doté d'une vessie et qu'il fallait vidanger. La Queu leu-leu et la Danse des canards c'est bien, mais ça donne sacrément envie de pisser, à la longue !

Il fit un petit signe à Natacha, sa femme, et se dirigea en titubant vers les toilettes, un peu comme ces jeunes de cité à qui l'on a envie de crier : « Eh mec, ça va ? Tu t'es fait mal à la cheville ? On dirait que tu boites... ha mais non, suis-je bête... c'est pour te donner un style... », sauf que Patrick, lui, il était plein comme un œuf, et que question style, avec son chapeau ridicule, il fallait repasser.

Sur la porte des toilettes était scotchée une affichette : « Toilettes hommes fermées. Utilisez les toilettes dames. »

Merde... fait chier. Il tenta tout de même d'ouvrir la porte.

Il actionna la poignée et fut ébloui par le fort éclairage artificiel qui contrastait avec l'ambiance tamisée de la fête. Il remarqua qu'il n'y avait pas de pissotières. Tant mieux, il n'avait jamais aimé ces immondes vasques puantes. Une rangée de box : il se dirigea vers celui qui lui faisait face. Le témoin était vert et il n'y avait qu'à pousser. Petite pichenette. Les gonds gémirent et le spectacle fut terrifiant.

***

La lame du bistouri brillait sous la lumière crue des néons. Une traînée pourpre en barrait la largeur et le sang s'accumulait sur le manche, formant une épaisse goutte prête à plonger dans le vide.

Les deux hommes étaient debout sur les W-C, couvercle rabattu. L'un d'eux était en meilleure position que l'autre : il se trouvait derrière sa victime et lui pressait la lame contre la gorge.

Patrick fit un bon en arrière et se retrouva les fesses par terre. Son chapeau valdingua dans les airs. Il n'arrivait pas à croire ce qu'il voyait. Ses yeux étaient écarquillés comme s'il venait de voir la vierge Marie derrière dans vitrine Amstellodamoise. Il décuva en un clin d'œil.

La terreur se lisait sur le visage des deux hommes. Ils étaient tous les deux vêtus de pantalons à pince sombres et de chemises blanches.

Malgré la terreur qui lui serrait les intestins et faisait battre son cœur au rythme d'un marteau-pilon, Patrick lâcha :

« Que... qui êtes vous... qu'est-ce-qu'il se passe ici, bordel de merde !

— Je... je ne sais pas... putain... merde, quoi ! Répondit en larmes le type qui tenait le bistouri.

— Mais putain j'vais appeler les flics, moi ! C'est quoi ce bordel ! Mais vous êtes complètement à la masse ! »

Les « coin-coins » étouffés de la Danse des canards filtraient à travers les murs.

Patrick se releva et fonça jusqu'à la sortie. Merde ! La porte coinçait. Il secoua cette putain de poignée mais rien ne venait. Quelqu'un avait verrouillé cette satanée porte ! Il tambourina avec les poings, le plat des mains... mais la musique était trop forte, personne ne l'entendait. Il se retourna, condamné à affronter la scène qui se jouait devant lui.

Il s'approcha des deux hommes d'un pas hésitant. Le marteau-pilon dans sa poitrine se mit en mode maximum. A deux mètres de distance, il s'immobilisa.

« Putain, mais vous allez me dire ce qu'il se passe ici, bordel ! » lâcha t-il avec de légers trémolos dans la voix.

L'homme qui avait le bistouri sous la gorge sanglotait. Derrière lui, son bourreau prit une longue inspiration et demanda :

« Où avez-vous trouvé ce chapeau ?

— Quel chapeau ? Ha... ce truc immonde, derrière moi ?

— Ce truc immonde, oui...

— C'est une vieille tordue qui me l'a filé sur la piste de danse... »

Silence.

« Il ne fallait pas accepter », dit le bourreau d'une voix monocorde.

Une goutte résonna à travers la tuyauterie.

« Vous êtes le prochain. »

Les yeux de Patrick s'arrondirent et sa tête se tendit en avant.

« Comment ça, vous êtes le prochain ? Le prochain quoi ?

— Le prochain bourreau. »

***

Les notes étouffées de la Danse des canards se fondaient dans celles de Big bisous de Carlos. L'enchaînement était parfait, à en faire pâlir de jalousie David Guetta.

Les toilettes hommes auraient pu rester cet endroit sympathique dont la seule vocation est de se soulager avant de retourner faire la fête... mais voilà, trois hommes pétrifiés d'horreur s'y retrouvaient piégés par une foutue porte qui refusait de s'ouvrir.

L'espace d'un instant, Patrick pensa que cette fête était nase et qu'il faisait partie d'un troupeau de mouton à qui l'on sert de la merde rythmée par la Danse des « connards » et autre Big bisous. Il était un enfoiré de mouton qui faisait face à l'un de ses congénère prêt à subir l'Aïd el-kebir, égorgé à l'est pour peu qu'il soit dans la bonne direction. Et ce type derrière, un trou de cul de taré qui lui annonçait qu'il allait être le prochain bourreau. Mais le prochain bourreau de quoi, de qui ? Qui était ce débile pour lui dire ce qui allait être ou ce qu'il devait faire ? S'il comptait lui faire un quelconque chantage en menaçant de saigner ce mec, qu'il se mette un doigt dans le cul et qu'il fasse l'avion avec ! Pas question de céder aux faveurs de ce cinglé. Après tout, il ne connaissait pas ces types. Il ne voulait rien à voir à faire avec eux. Tout ce qu'il demandait, lui, c'était de continuer à brouter de la merde avec ses potes ovins.

« Quel prochain bourreau ? Mais qu'est-ce-que vous racontez... c'est quoi cette merde !

— J'ai moi aussi accepté ce chapeau quand la vioque me l'a proposé...

— Mais j'en ai rien à foutre ! Je vois pas le rapport, bordel !

— Nous ne sommes pas seuls... »

En un éclair, Patrick tourna la tête à droite, puis à gauche. Rien.

« La vioque... elle est ici...

— Moi je vois rien du tout. Mais vous êtes complètement zingué, mon pauvre ami ! »

Silence. Nouvelle inspiration.

« Je dansais sur la piste lorsque la vioque m'a proposé ce putain de chapeau. Je l'ai accepté. Ensuite j'ai eu envie de pisser. Je suis entré dans les toilettes hommes bien qu'une affiche indiquait qu'elles étaient fermées... et qu'il fallait emprunter celles des femmes. »

Patrick se souvenait lui aussi.

« J'ai tout de même tenté le coup et la porte s'est ouverte. Lorsque j'ai poussé la porte des chiottes je me suis retrouvé nez à nez avec deux types, exactement dans la même position dans laquelle je me trouve avec monsieur ». Il désigna de la tête l'homme qu'il étreignait et menaçait avec le bistouri.

Des clameurs étouffées s'élevèrent de la salle. Certainement un abruti se croyant plus malin que les autres et qui réalisait une pitrerie au milieu de la piste, encerclé d'une bande d'abrutis pathétiques et avinés...

« Le mec que je suis en train de menacer avec cette putain de lame... c'était le type qui se trouvait à ma place lorsque j'ai ouvert la porte. Vous comprenez ? Je me retrouve à la place du bourreau, et bientôt, ce sera votre tour. »

Le type menacé par le bistouri regardait Patrick avec les yeux d'un animal que l'on s'apprête à exécuter. Une gigantesque tâche sombre dont l'épicentre se situait au niveau de la braguette s'étirait le long des jambes de son pantalon. Sa respiration était forte et des larmes couraient le long de ses joues. C'était un homme d'une quarantaine d'années, calvitie naissante, alliance et grosse montre dorée. En tant que chef de foyer, il devait être un repère pour ses enfants... il devait incarner la fermeté, la force et la sécurité au sein de sa petite famille. Mais ce soir, il n'était plus qu'une fiotte qui s'est pissée dessus.

Big bisous se fondit en Viens boire un p'tit coup à la maison. Applaudissements et soupirs de satisfaction, Licence IV avait son fan club.

« La vioque est ensuite entrée dans les chiottes, et...

Le volume de la musique augmenta en un clin d'œil. Patrick tourna la tête. On venait d'ouvrir la porte.

***

La vioque. Elle referma derrière elle. Cheveux gris, dos voûté, robe noire et foulard aux motifs sentant la naphtaline, elle ressemblait à ces vielles femmes des pays de l'est qui portent toute la misère du monde sur leurs épaules et que l'on voit au journal de vingt heures, entre deux tanks et trois casques bleus.

Patrick recula. La vieille le fixa de ses petits yeux espiègles et s'avança vers lui. Elle se courba et agrippa d'une main osseuse le chapeau ridicule, puis le vissa sur sa tête. Il lui donnait un air de « Mamie Nova » anorexique batifolant avec madame de Fontenay à la Gay Pride. Elle en caressa les bords, puis porta les mains devant sa bouche, paumes orientées vers le plafond, et souffla dessus en les ouvrant en direction des deux hommes sur le couvercle.

L'homme qui se trouvait sous le joug du bistouri se mit à pousser un cri de cochon, s'était la première fois que Patrick entendait le son de sa voix. La tâche sombre de son pantalon s'élargit. Les yeux de son bourreau se révulsèrent et devinrent tout blancs.

Patrick resta pétrifié devant la scène. Il était incapable de bouger, ni même de crier : l'atrocité lui souriait, et il la regardait au fond des yeux.

Le bistouri s'enfonçait dans la gorge et glissait à travers la peau avec une lenteur toute inhumaine. Le sang dégoulinait comme un robinet ouvert. Le refrain de Viens boire un p'tit coup à la maison filtrait toujours à travers les murs.

La victime poussait des cris d'une truie que l'on exécute. La scène était insoutenable.

Allez viens boire un p'tit coup à la maison. Le sang gicle sur les parois. Y'a du blanc, y'a du rouge du saucisson. Les cordes vocales se sectionnent. Et Gillou avec son p'tit accordéon. Les cris cessent. Vive les bouteilles et les copains et les chansons. Le sifflement de l'air qui s'infiltre dans la gorge béante, ensanglantée et grouillante de bulles écarlates.

Le bourreau relâcha son emprise et le bistouri tomba au sol. Le corps s'écrasa par terre, tressautant au rythme des efforts qu'il faisait pour aspirer l'air. Puis le sifflement baissa en intensité, la mort se profilait.

Patrick était paralysé d'effroi. Il fixa la vieille de ses yeux écarquillés. Elle souriait.

Dans un soubresaut il vomit, puis cracha et s'essuya la bouche du revers de la main. La vieille caressa à nouveau les rebords du chapeau et souffla sur ses mains en visant Patrick. Ce dernier sentit des frissons lui parcourir la colonne vertébrale. Puis il fit un pas en avant, timide... et un second, comme s'il était téléguidé. Un troisième, puis un quatrième...

Il se dirigeait vers les deux hommes mais stoppa net sa progression lorsque la vieille lui fit signe d'arrêter. Elle pénétra ensuite dans le box et hissa le corps agonisant à l'extérieur. Le bourreau, vissé sur la cuvette, fixait le vide de ses yeux blancs, la bave aux lèvres.

Le volume de la musique augmenta de nouveau et la porte des toilette hommes s'ouvrit sur trois hommes qui se ressemblaient comme des frères. Tous les trois avaient le teint mat, les cheveux noirs et les yeux clairs. L'un deux transportait une couverture et du matériel de nettoyage.

Ils se rassemblèrent autour du corps agonisant, lui bandèrent la plaie afin d'éviter que le sang ne se propage et l'enroulèrent dans une couverture. Le tube ainsi formé se tordait comme un ver que l'on vient d'écraser. Plus pour très longtemps.

Puis vint la séance de nettoyage. Les éponges absorbèrent le sang sur le sol et les parois. Même les déjections gastriques de Patrick furent nettoyés. La scène dura dix bonnes minutes. Pendant ce temps la vieille observait, le sourire en coin.

Patrick était impuissant. Il sentait son cœur cogner à tout rompre dans sa poitrine.

La vieille lui fit signe d'avancer.

***

Patrick se dirigea comme un automate vers le bourreau. Lorsqu'il arriva à sa hauteur, il ramassa le bistouri et grimpa sur le couvercle afin de se placer derrière lui. Il l'étreignit de sa main gauche au niveau de l'abdomen tandis que sa main droite lui pressa la lame contre la gorge.

Le bourreau, devenu victime, recouvra peu à peu ses esprits. Ses iris reprirent une position normale. La vieille s'approcha des deux hommes et s'adressa à Patrick :

« Tu as accepté le chapeau, tu en assumera les conséquences. »

Elle soupira avant de reprendre :

« Je te conseille de ne pas bouger d'un cil. Tu as pu constater combien le pouvoir de la magie était grand. Tu vas bientôt être libéré de ton sort et tu vas pouvoir retrouver ton libre arbitre. Si tu bouges un orteil, méfiance... »

Elle ramassa le chapeau, referma la porte du box et quitta les toilettes hommes en claquant la porte.

Patrick sentait qu'une chaleur envahissait son corps. Des milliers de picotements lui grouillaient au niveau des extrémités : il reprenait possession de son corps.

Fallait-il prendre au sérieux les menaces de cette sorcière ? Il avait été le témoin de ce qu'elle était capable de faire... et du pouvoir de ce chapeau maléfique.

Les deux hommes ne bougeaient pas. L'un parce qu'il se méfiait des mises en garde de la vieille, l'autre parce qu'il n'avait pas envie de mourir sous le fil du bistouri.

Patrick, les larmes aux yeux, pensa à Natacha qui se trouvait dans la salle de fête et ne se doutait de rien.

YMCA des Villages People prenait le relais en fond musical.

Combien de temps allaient-ils rester dans cette position ? Qui sera le suivant ?

Young man, there's a place you can go. Un néon qui tressaute. I said young man, when you're short on your dough. Une goutte qui résonne. You can stay there, and I'm sure you will find. Les tuyaux qui gargouillent. Many ways to have a good time...

Le volume augmente. It's fun to stay at the YMCA. La porte des toilettes s'ouvre. It's fun to stay at the Y—M—C—A...

Des pas... la porte du box s'ouvre... une femme avec un chapeau ridicule sur la tête.

Merde, Natacha...

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